La Tribune « Souveraineté numérique : l’Europe passe-t-elle enfin à l’action ? »
15 octobre 2025
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Eutelsat, OVHcloud, ASN ou encore Mistral AI incarnent cette volonté de reprendre le contrôle de nos infrastructures critiques. Mais cette ambition exige des investissements massifs, une coopération renforcée et une vision politique claire pour faire émerger une Europe véritablement souveraine et maîtresse de son destin numérique.
Dans un monde où la technologie redéfinit les rapports de force, l’Europe ne peut plus rester en retrait. La souveraineté européenne ne s’improvise pas : elle se construit, avec stratégie, patience et audace. Des avancées récentes dans les infrastructures numériques montrent l’urgence de reprendre le contrôle de nos infrastructures critiques.
Face à l’hégémonie de Starlink (SpaceX) et Kuiper (Amazon), l’Europe doit impérativement affirmer sa présence dans l’espace, devenu un pilier essentiel de notre autonomie stratégique. Eutelsat, opérateur de la constellation OneWeb, incarne pleinement cette ambition européenne. Avec plus de 650 satellites en orbite basse, l’entreprise dont les actionnaires viennent d’approuver une recapitalisation massive d’1,5 milliard d’euros, propose une alternative crédible aux géants américains. En effet, la dépendance actuelle de l’Europe à des solutions non-européennes met en péril sa souveraineté numérique et militaire. La constellation IRIS2 (Infrastructure for Resilience, Interconnectivity and Security by Satellite), projet phare de l’Union européenne, vise à combler ce retard technologique. En attendant sa mise en service, une approche hybride combinant satellites géostationnaires et orbite basse s’impose comme indispensable. L’enjeu dépasse la simple connectivité : il s’agit de résilience, de sécurité, et de leadership dans le « New Space ».
Le cloud est la colonne vertébrale de l’intelligence artificielle, de la cybersécurité, de la santé et de la recherche. Pourtant, près de 80 % des données critiques européennes sont hébergées par des acteurs soumis au Cloud Act américain. Cela signifie que des agences comme la NSA peuvent exiger l’accès à nos données, même stockées en Europe. Des initiatives comme OpCore/Scaleway (Iliad), OVHcloud, Cloud Avenue (Orange Business) ou Bleu (Orange/Capgemini/Microsoft), en lice pour obtenir la certification SecNumCloud, montrent que l’Europe n’a pas perdu la guerre du cloud. Parmi elles, OVHcloud incarne une réussite industrielle française capable de rivaliser avec les hyperscalers américains tout en respectant les normes européennes de protection des données. Le projet de certification européenne du cloud (EUCS), hélas toujours en débat, est crucial : il doit garantir que les opérateurs manipulant des données sensibles soient exclusivement contrôlés par des entités européennes. Charge aux Etats membres de dépasser les blocages pour faire aboutir ce schéma au plus vite.
En novembre 2024, l’État français a acquis 80 % du capital d’Alcatel Submarine Networks (ASN), leader mondial dans la fabrication et le déploiement de câbles sous-marins. Ces câbles, qui acheminent 99 % du trafic mondial de données, sont au cœur des enjeux de sécurité, de résilience et de souveraineté numérique. ASN dispose d’une flotte de navires câbliers, de sites industriels en France, en Norvège et au Royaume-Uni, et a déjà déployé plus de 750 000 km de câbles. Face à des géants comme TE SubCom (Etats-Unis) ou NEC (Japon), cette acquisition positionne la France – et plus largement l’Europe – comme un acteur majeur dans un secteur critique, souvent invisible mais vital.
L’entrée d’ASML, géant néerlandais des semi-conducteurs, au capital de Mistral AI marque un tournant historique. En investissant 1,3 milliard d’euros, ASML devient un acteur clé de l’IA européenne. Ce rapprochement entre deux piliers technologiques illustre une volonté claire : consolider des chaînes de valeur locales et réduire la dépendance aux modèles américains et chinois. Mistral AI, fondée par des chercheurs français, développe des modèles de langage performants et open source. Elle incarne une IA éthique, transparente et résolument européenne. Ce rapprochement envoie un signal fort : l’Europe peut investir dans ses champions, bâtir ses infrastructures et reprendre la main sur son avenir numérique. Dans cette bataille, la puissance de calcul est décisive : le programme EuroHPC, qui déploie en Europe des supercalculateurs de classe mondiale dédiés à la recherche et à l’IA, en est la preuve.
La souveraineté européenne ne se décrète pas : elle exige des investissements massifs, des choix politiques clairs et une mobilisation collective. Les talents, les technologies et les ambitions sont là. Saisissons ce moment décisif pour faire de l’Europe un continent souverain, dans l’espace, dans le cloud, sous les océans et dans l’intelligence artificielle.
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(*) Nicolas Buisine, 43 ans, est un professionnel de la banque d’investissement fort de 20 ans d’expérience. Responsable du secteur des Télécoms, Médias, Technologies et Santé chez ING France depuis janvier 2025, il a auparavant exercé des fonctions similaires chez Banco Sabadell et à la Société Générale. Il est titulaire d’un MiM de l’ESSEC Business School et d’un BSc en économie et finance de Royal Holloway, University of London.